mardi 22 avril 2008

Conférence philosophique sur l’ÉCR

Le 10 avril dernier, la Chaire d’enseignement et de recherche «La philosophie dans le monde actuel», de l’Université Laval, a offert une conférence fort intéressante sur le nouveau programme Éthique et culture religieuse. Le professeur Georges Leroux, qui a participé de près à l’élaboration de ce programme, a traité des principaux enjeux de ce projet et notamment des rapports de la culture et de la foi religieuse, ainsi que des problèmes reliés au relativisme et à la neutralité des enseignants. L’auditorium 1 du Musée de la civilisation était rempli et il ne fait aucun doute que chacun et chacune a su trouver de quoi alimenter sa réflexion sur cet incontournable programme scolaire en voie d’implantation.

Je n’ai pas l’intention de livrer ici un résumé de la riche conférence, dont le texte de base ci-joint sera publié à l’intérieur d’un ouvrage collectif aux Presses de l’Université Laval. Je relèverai plutôt quelques aspects qui, selon moi, méritent une attention particulière, dans le but de prolonger la réflexion amorcée.

L’être et le devoir-être

Lors de l’échange, une question fondamentale fut soulevée par un participant, soit la relation entre l’être et le devoir-être. Cette question permet d’envisager d’un nouvel angle la neutralité attendue pour le programme ÉCR et la distinction habituellement établie entre les deux volets, soit l’éthique et la culture religieuse. Les commentaires du conférencier ont fourni de précieuses références conceptuelles mais on aurait pu en profiter pour faire davantage d’application aux contenus et aux démarches du programme.


D’abord, dans le programme lui-même et dans son étude ou son appropriation, est-ce que l’on tient suffisamment compte de l’interaction foncière entre l’être (comme affirmation sur la réalité) et le devoir-être (comme énoncé prospectif ou éthique)? Lors d’une opération d’analyse, il peut s’avérer utile de bien démarquer ces deux aspects, mais la situation vécue par les personnes et la circulation des représentations sociales témoignent de l’interpénétration continuelle et spontanée de ces deux dimensions.

Se trouve alors reposée, à nouveaux frais, la grande question de «l’objectivité des valeurs». C’est d’ailleurs le titre du chapitre signé par Raymond Boudon dans l’ouvrage L'horizon de la culture : Hommage à Fernand Dumont . Après avoir passé en revue quelques risques encourus à cet égard avec certains courants philosophiques et sociologiques actuels, l’auteur arrive à cette conclusion éclairante :

«On peut aussi remarquer que ces traditions [qui en viennent à nier que les jugements de valeur comportent une dimension cognitive essentielle] sont incompatibles avec un fait irrécusable: celui de l'interpénétration de l'être et du devoir être. « Un gouvernement non soumis à réélection est une mauvaise chose parce que les gouvernants risquent de méconnaître l'intérêt des gouvernés »: il suffit de décomposer un énoncé comme celui-là en ses composantes élémentaires pour remarquer aussitôt qu'elles comprennent à la fois des jugements factuels et des jugements appréciatifs. De façon générale, une action, une décision, une institution ne sont jamais bonnes si elles sont irréalisables. Le « bien » doit pouvoir s'inscrire dans le réel. Il en résulte que tout jugement de type « X est bon » se fonde partiellement sur des jugements de fait. Une action, une décision, une institution ne peuvent jamais être considérées bonnes ou mauvaises, si l'on fait totalement abstraction de leurs conséquences. Aussi les raisons qui justifieront « X est bon » comporteront-elles toujours l'évocation de données factuelles. Ces deux remarques suffisent à indiquer que, contrairement à l'idée reçue qu'ont imposée les traditions que j'évoquais il y a un instant, être et devoir-être s'interpénètrent par nature.»


Par conséquent, s’il convient de distinguer ce qu’il en est de l’être et du devoir-être, il ne faut pas oublier que ces deux notions résultent d’une conceptualisation pour mieux analyser ce qui est vécu mais ne se retrouvent vraiment pas comme deux secteurs isolables dans l’existence humaine. Il y a de l’être et du devoir-être dans les éléments abordés en culture religieuse, ainsi que dans ceux couverts par l’éthique. La tendance à aborder la culture religieuse surtout comme «information» ne respecte pas l’appropriation et le développement des savoirs religieux dans l’intelligence humaine, qu’elle soit ou non porteuse d’options religieuses ou spirituelles explicites. Et il en est de même pour la propension à entendre le domaine de l’éthique dans le programme uniquement dans le sens du devoir être.On s’engage à ce moment dans une démarche qui ne pourra opérer efficacement sur le terrain de ceux et celles à qui elle est destinée. Un programme d’études pour des élèves du primaire et du secondaire ne peut se permettre de l’oublier.

Le pluralisme normatif

Le professeur Leroux présente le «pluralisme normatif» comme un fondement du programme d’étude; il en fait même le principe moral ou éducatif aujourd’hui déterminant pour l’école québécoise. La notion, qui fait appel à la nécessité de reconnaître les bons côtés de la pluralité ethnico-religieuse, ne se laisse pas saisir facilement. Ce devoir-être demande plus que l’observation de la pluralité factuelle des normes et des croyances pour constituer la référence éducative envisagée. Dans son ouvrage Éthique, culture religieuse, dialogue (2007), il explique comment l’école doit aider le jeune à passer «de la constatation du pluralisme de fait à la valorisation du pluralisme normatif» (p.13s.), lui faire découvrir les richesses de la diversité à partir de ce qui est vu, comme si le devoir-être souhaité découlait naturellement de l’être considéré, comme si le sens démocratique résultait d’une génération spontanée sans exiger une certaine détermination des individus eux-mêmes à cet égard. Par contre, plus loin, l’auteur parle du «pluralisme normatif» comme d’un descripteur de la sécularisation de la société québécoise, lui accordant alors une connotation d’être se rapportant à l’effacement de l’autorité religieuse dans la délibération publique et à la «priorité des droits fondamentaux sur les privilèges des croyances» (p.39s). On peut conclure que le «relativisme normatif» contient à la fois de l’être et du devoir-être, comme c’est le cas de plusieurs termes intégrateurs, mais toute intervention éducative demande de mieux identifier ce qui relève de l’un et de l’autre, pour assurer des apprentissages adaptés.

Cette notion de «pluralisme normatif» fut d’abord utilisée pour caractériser un type de société reconnaissant et aménageant l’existence d’une certaine hétérogénéité ethnoculturelle en son sein ( cf. article de D. Juteau, «Le pluralisme», Les Cahiers du GRES, vol.1, no 1, 2000). Il s’agit alors d’une analyse sociologique des normes sociales définissant et encadrant les sociétés étudiées. Mais on peut se demander s’il ne se produit pas un glissement pour en faire une norme éducative susceptible de guider les interventions et d’enrichir la réflexion éthique des jeunes. L’expression est attrayante mais s’avère-t-elle suffisamment fonctionnelle pour être utile?

L’apport de la philosophie

Dans un texte qui rappelle la contribution de la philosophie au débat de société sur la citoyenneté comme sur toute question éducative, Georges Leroux résume en ces mots ce que l’on peut en attendre :

«La philosophie ne doit pas reculer devant la demande qui s'entend de plus en plus à cet égard: apprendre à penser, ce n'est pas seulement acquérir l'art de l'inférence valide, c'est aussi totaliser, dans sa propre vie, le progrès éthique, politique et spirituel de l'histoire de la pensée, et c'est en recueillir les fruits. Il y a donc de bonnes raisons de demander à la philosophie un engagement plus précis et plus déterminé eu égard à la citoyenneté. » (La réforme de l’éducation normative. Religion, morale, citoyenneté, 2001)

La conférence du 10 avril nous a prouvé que la philosophie pouvait aider à expliciter certains aspects du cours ÉCR qui prêtent à confusion. La forte participation reflète les attentes en ce sens et il faut remercier les responsables de la tenue d’un tel événement. Il y aurait sans doute lieu de penser à une soirée de réflexion philosophique également sur les fondements et sur les notions majeures du «renouveau pédagogique» actuellement vécu dans le monde scolaire.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Est-ce que le débat était contradictoire ou faisait simplement partie de la grande opération de charme (de propagande ?) engagée par le MELS et les experts qui défendent leur bébé à coups de millions (3 apparemment) ????

Objectivité et contradiction donc ????

Roger Girard a dit…

Cher anonyme,

Contrairement à ce que vous supposez, la conférence ne se voulait pas un «débat contradictoire», même si certaines questions et remarques pouvaient présenter une forme d’opposition au programme mis de l’avant. Quand vous parlez de «grande opération», je vous suis davantage. Il s’agit en effet d’une grande opération du MELS et des experts à laquelle participe plusieurs autres acteurs, qui tous prétendent agir pour le plus grand bien de la collectivité… Qui décide quoi? Et sur quels motifs? À quels principes et à quels faits se réfère-t-on pour exprimer telle ou telle position? Pas facile de voir clair dans tout cela! Que vivons-nous comme société dans cette aventure de trois millions?