mardi 22 avril 2008

Conférence philosophique sur l’ÉCR

Le 10 avril dernier, la Chaire d’enseignement et de recherche «La philosophie dans le monde actuel», de l’Université Laval, a offert une conférence fort intéressante sur le nouveau programme Éthique et culture religieuse. Le professeur Georges Leroux, qui a participé de près à l’élaboration de ce programme, a traité des principaux enjeux de ce projet et notamment des rapports de la culture et de la foi religieuse, ainsi que des problèmes reliés au relativisme et à la neutralité des enseignants. L’auditorium 1 du Musée de la civilisation était rempli et il ne fait aucun doute que chacun et chacune a su trouver de quoi alimenter sa réflexion sur cet incontournable programme scolaire en voie d’implantation.

Je n’ai pas l’intention de livrer ici un résumé de la riche conférence, dont le texte de base ci-joint sera publié à l’intérieur d’un ouvrage collectif aux Presses de l’Université Laval. Je relèverai plutôt quelques aspects qui, selon moi, méritent une attention particulière, dans le but de prolonger la réflexion amorcée.

L’être et le devoir-être

Lors de l’échange, une question fondamentale fut soulevée par un participant, soit la relation entre l’être et le devoir-être. Cette question permet d’envisager d’un nouvel angle la neutralité attendue pour le programme ÉCR et la distinction habituellement établie entre les deux volets, soit l’éthique et la culture religieuse. Les commentaires du conférencier ont fourni de précieuses références conceptuelles mais on aurait pu en profiter pour faire davantage d’application aux contenus et aux démarches du programme.


D’abord, dans le programme lui-même et dans son étude ou son appropriation, est-ce que l’on tient suffisamment compte de l’interaction foncière entre l’être (comme affirmation sur la réalité) et le devoir-être (comme énoncé prospectif ou éthique)? Lors d’une opération d’analyse, il peut s’avérer utile de bien démarquer ces deux aspects, mais la situation vécue par les personnes et la circulation des représentations sociales témoignent de l’interpénétration continuelle et spontanée de ces deux dimensions.

Se trouve alors reposée, à nouveaux frais, la grande question de «l’objectivité des valeurs». C’est d’ailleurs le titre du chapitre signé par Raymond Boudon dans l’ouvrage L'horizon de la culture : Hommage à Fernand Dumont . Après avoir passé en revue quelques risques encourus à cet égard avec certains courants philosophiques et sociologiques actuels, l’auteur arrive à cette conclusion éclairante :

«On peut aussi remarquer que ces traditions [qui en viennent à nier que les jugements de valeur comportent une dimension cognitive essentielle] sont incompatibles avec un fait irrécusable: celui de l'interpénétration de l'être et du devoir être. « Un gouvernement non soumis à réélection est une mauvaise chose parce que les gouvernants risquent de méconnaître l'intérêt des gouvernés »: il suffit de décomposer un énoncé comme celui-là en ses composantes élémentaires pour remarquer aussitôt qu'elles comprennent à la fois des jugements factuels et des jugements appréciatifs. De façon générale, une action, une décision, une institution ne sont jamais bonnes si elles sont irréalisables. Le « bien » doit pouvoir s'inscrire dans le réel. Il en résulte que tout jugement de type « X est bon » se fonde partiellement sur des jugements de fait. Une action, une décision, une institution ne peuvent jamais être considérées bonnes ou mauvaises, si l'on fait totalement abstraction de leurs conséquences. Aussi les raisons qui justifieront « X est bon » comporteront-elles toujours l'évocation de données factuelles. Ces deux remarques suffisent à indiquer que, contrairement à l'idée reçue qu'ont imposée les traditions que j'évoquais il y a un instant, être et devoir-être s'interpénètrent par nature.»


Par conséquent, s’il convient de distinguer ce qu’il en est de l’être et du devoir-être, il ne faut pas oublier que ces deux notions résultent d’une conceptualisation pour mieux analyser ce qui est vécu mais ne se retrouvent vraiment pas comme deux secteurs isolables dans l’existence humaine. Il y a de l’être et du devoir-être dans les éléments abordés en culture religieuse, ainsi que dans ceux couverts par l’éthique. La tendance à aborder la culture religieuse surtout comme «information» ne respecte pas l’appropriation et le développement des savoirs religieux dans l’intelligence humaine, qu’elle soit ou non porteuse d’options religieuses ou spirituelles explicites. Et il en est de même pour la propension à entendre le domaine de l’éthique dans le programme uniquement dans le sens du devoir être.On s’engage à ce moment dans une démarche qui ne pourra opérer efficacement sur le terrain de ceux et celles à qui elle est destinée. Un programme d’études pour des élèves du primaire et du secondaire ne peut se permettre de l’oublier.

Le pluralisme normatif

Le professeur Leroux présente le «pluralisme normatif» comme un fondement du programme d’étude; il en fait même le principe moral ou éducatif aujourd’hui déterminant pour l’école québécoise. La notion, qui fait appel à la nécessité de reconnaître les bons côtés de la pluralité ethnico-religieuse, ne se laisse pas saisir facilement. Ce devoir-être demande plus que l’observation de la pluralité factuelle des normes et des croyances pour constituer la référence éducative envisagée. Dans son ouvrage Éthique, culture religieuse, dialogue (2007), il explique comment l’école doit aider le jeune à passer «de la constatation du pluralisme de fait à la valorisation du pluralisme normatif» (p.13s.), lui faire découvrir les richesses de la diversité à partir de ce qui est vu, comme si le devoir-être souhaité découlait naturellement de l’être considéré, comme si le sens démocratique résultait d’une génération spontanée sans exiger une certaine détermination des individus eux-mêmes à cet égard. Par contre, plus loin, l’auteur parle du «pluralisme normatif» comme d’un descripteur de la sécularisation de la société québécoise, lui accordant alors une connotation d’être se rapportant à l’effacement de l’autorité religieuse dans la délibération publique et à la «priorité des droits fondamentaux sur les privilèges des croyances» (p.39s). On peut conclure que le «relativisme normatif» contient à la fois de l’être et du devoir-être, comme c’est le cas de plusieurs termes intégrateurs, mais toute intervention éducative demande de mieux identifier ce qui relève de l’un et de l’autre, pour assurer des apprentissages adaptés.

Cette notion de «pluralisme normatif» fut d’abord utilisée pour caractériser un type de société reconnaissant et aménageant l’existence d’une certaine hétérogénéité ethnoculturelle en son sein ( cf. article de D. Juteau, «Le pluralisme», Les Cahiers du GRES, vol.1, no 1, 2000). Il s’agit alors d’une analyse sociologique des normes sociales définissant et encadrant les sociétés étudiées. Mais on peut se demander s’il ne se produit pas un glissement pour en faire une norme éducative susceptible de guider les interventions et d’enrichir la réflexion éthique des jeunes. L’expression est attrayante mais s’avère-t-elle suffisamment fonctionnelle pour être utile?

L’apport de la philosophie

Dans un texte qui rappelle la contribution de la philosophie au débat de société sur la citoyenneté comme sur toute question éducative, Georges Leroux résume en ces mots ce que l’on peut en attendre :

«La philosophie ne doit pas reculer devant la demande qui s'entend de plus en plus à cet égard: apprendre à penser, ce n'est pas seulement acquérir l'art de l'inférence valide, c'est aussi totaliser, dans sa propre vie, le progrès éthique, politique et spirituel de l'histoire de la pensée, et c'est en recueillir les fruits. Il y a donc de bonnes raisons de demander à la philosophie un engagement plus précis et plus déterminé eu égard à la citoyenneté. » (La réforme de l’éducation normative. Religion, morale, citoyenneté, 2001)

La conférence du 10 avril nous a prouvé que la philosophie pouvait aider à expliciter certains aspects du cours ÉCR qui prêtent à confusion. La forte participation reflète les attentes en ce sens et il faut remercier les responsables de la tenue d’un tel événement. Il y aurait sans doute lieu de penser à une soirée de réflexion philosophique également sur les fondements et sur les notions majeures du «renouveau pédagogique» actuellement vécu dans le monde scolaire.

vendredi 18 avril 2008

Quand les extrêmes se rejoignent…

Ce matin, Le Devoir rapportait des propos échangés lors d’une une rencontre d'information avec les responsables du Comité des affaires religieuses ainsi que des fonctionnaires du ministère de l'Éducation à propos du nouveau cours. Comme l’article ne mentionne les commentaires que de membres du Mouvement laïque québécois et de l'Association humaniste du Québec, on doit présumer qu’il ne s’agissait pas d’une des rencontres d’information que la Ministre a promises pour les parents et le public en général. J’ai fait parvenir cette réaction, que je livre ici, en vous invitant à lire également les autres sur le site du journal.

«Attention, il est exagéré de dire que «l'argumentaire du MLQ est étrangement similaire à celui des parents catholiques qui demandent que leurs enfants soient exemptés du nouveau cours…» Il y a un argument partagé, mais ce n’est pas l’ensemble de l’argumentation. Il convient de situer cet élément commun par rapport aux autres raisons respectivement invoquées. En gros, le MLQ est très sensible au danger de «contamination» provoqué par tout contact avec la pensée religieuse à l’école, tandis que les parents de la Coalition désirent conserver un enseignement scolaire abordant les éléments de la pensée religieuse propre à leur confession. Les uns sont réfractaires à une prise en compte des éléments religieux dans un programme particulier, les autres y voient l’occasion de favoriser le développement ou l’éducation des élèves. Il y a là un problème profond, que le programme Éthique et culture religieuse a plutôt éludé, pensant rallier tout le monde par une approche rutilante de principes généraux mais plutôt déficitaire au plan de la rigueur conceptuelle et du réalisme pédagogique. On ne peut que déplorer l’absence d’une discussion ouverte sur ce que l’on pourrait appeler une «philosophie de l’éducation» pouvant orienter ce programme, comme d’ailleurs tout ce qui concerne la réforme. On y va à la pièce, sans tenir compte des implications proprement éducatives, cherchant à faire valoir la décision finale comme le meilleur compromis entre les diverses positions exprimées. À jouer ainsi le rôle d’arbitre, le Ministère risque le plus souvent de sombrer dans l’arbitraire.»

mercredi 9 avril 2008

En 2005, le CSE a-t-il bien interprété les sondages?

À la suite de la réaction de Jean-Pierre Proulx (dans le blogue du RAEQ) à mon billet sur les consultations montrant que le programme ÉCR était «largement souhaité par une majorité de Québécois», je suis amené à scruter également les sondages utilisés par le Conseil supérieur de l’éducation. On se rappellera que le CSE, dans son avis publié en février 2005, Pour un aménagement respectueux des libertés et des droits fondamentaux : une école pleinement ouverte à tous les élèves du Québec, fondait une partie de son argumentation sur une série de sondages concernant «les attentes relatives à l’enseignement de la religion». L’annexe 2 livre d’ailleurs le détail des réponses à neuf questions provenant de six sondages menés de 1996 à 2004. [Comme nous ne pouvons ici reproduire clairement les tableaux de l’avis, nous suggérons au lecteur de se reporter à ce texte pour bien suivre notre exposé.]

Examinons comment le CSE en arrive à ses conclusions, ou à partir de quelle lecture des sondages étudiés élabore-t-il sa vision de la situation. Quand il aborde la question de l’opinion publique, il affirme que «l’on dispose d’un certain nombre d’études ou d’enquêtes empiriques dont les résultats, constants, permettent de brosser un portrait probablement juste des attentes actuelles de la population» (p.9, les soulignés sont de nous). Quelle démarche d’analyse emprunte-t-il pour reconnaître d’emblée que les données des sondages présentent des «résultats constants»? Et sur la base du raisonnement suivi par le CSE, quel degré de «justesse» peut-on reconnaître au «portrait des attentes actuelles de la population» tel que dressé dans cet avis.

Il faut d’abord convenir que s’il est difficile d’interpréter un sondage correctement ou du moins avec une méthode qui permette d’éviter de faire dire aux résultats ce qu’ils ne disent pas, la tâche s’avère encore plus ardue et plus risquée lorsque l’on établit des liens entre plusieurs sondages. En fait, cette pratique s’est surtout développée avec les sondages d’élection et, en raison de la simplicité des options en cause (candidats, partis), elle a connu du succès, acquérant même un certain statut scientifique. Mais dans le domaine qui nous occupe, les opinions exprimées réfèrent à des significations souvent divergentes sinon équivoques des questions soumises et du contexte en cause. Il est possible que le présent avis, dans le sillage des représentations sociales qui prévalaient, se soit engagé dans une opération interprétative avec une assurance que ne permettait pas la nature des données disponibles. Tout porte à croire que les membres du Conseil, captivés par les prises de position appuyées sur d’autres facteurs, ne se soient pas suffisamment attardés aux diverses possibilités d’interprétation que pouvaient susciter les données utilisées.

La principale faiblesse pourrait être d’avoir amalgamé des éléments dissemblables pour ne conserver que la notion «enseignement culturel des religions». En effet, bien que les sondages de 1999 et de 2000 réfère explicitement à cet enseignement, les autres sondages posent des questions qui n’impliquent pas nécessairement que les répondants ont signifié ce type d’enseignement commun, unique et obligatoire.

Le sondage de 1996 posait cette question :

«Seriez-vous favorable à ce que chaque école du primaire et du secondaire… [en 3e choix] donne à tous les élèves une éducation morale et civique avec une initiation aux traditions religieuses ?» Il est à noter que les deux premiers choix parlaient «d’enseignement,,,» et non «d’éducation…» Parmi les 65% a avoir opté pour cette réponse, on ne peut s’empêcher de présumer qu’un certain nombre a manifesté son accord en pensant que cela se faisait déjà à l’école ou pouvait facilement se réaliser à travers diverses activités ne nécessitant pas un nouveau programme (en particulier, les programmes d’enseignement moral et religieux catholiques ou protestants comportaient un volet d’ouverture à la diversité religieuse). Dans les tableaux 1 et 3, on attribue pourtant à ce 65% un choix pour un «type d’enseignement culturel» ou pour «l’enseignement culturel de la religion».

Le sondage de 1998 livre deux questions. La question D.2, en évoquant la possibilité «d’offrir un enseignement culturel, donnant des connaissances générales sur les différentes religions» obtient un taux 45%. Ce n’est pas majoritaire (l’avis n’attire d’ailleurs pas l’attention là-dessus), mais c’est une proportion importante. Le problème est de savoir ce que les 2234 répondants ont saisi en entendant «enseignement culturel». La structure de la question situait vraiment cette option au même titre que les programmes d’enseignement religieux confessionnels, mais le terme était tout de même peu courant sur la place publique, laissant ainsi un éventail d’interprétations vraisemblables. Lors de l’administration d’un questionnaire d’enquête, il n’est pas prévu ni permis de donner des explications sur les termes utilisés lorsque les gens ne sont pas sûrs de bien comprendre. On ne peut passer sous silence les résultats de l’autre question, qui a certes été posée auparavant, puisqu’elle porte le numéro C.2g. Une question plus générale, sur les objectifs d’enseignement de la religion. On demandait alors de se prononcer sur l’objectif de faire connaître à son enfant «les différentes religions présentes dans notre société», ce qui constitue une visée majeure de l’enseignement culturel mais que les répondants semblent accoler aussi aux autres types de cours puisque 88% se sont dits «tout à fait d’accord» et «plutôt d’accord» : ce taux correspond au total de ceux qui se sont dits favorables à l’un ou l’autre des types d’enseignement proposé en D.2. Un croisement des réponses permettrait de le vérifier.

La séquence de ces deux questions du sondage de 1998 peut éventuellement expliquer que c’est à ce sondage que nous relevons le plus faible taux de répondants opposés à tout enseignement sur la religion, comparativement à ceux de 2004 (cf. Tableau 4). La question C.2g, étant plus générale et faisant référence à un objectif hautement significatif de l’enseignement de la religion, peu importe sa formule, aura sans doute eu l’effet d’une sensibilisation à l’importance de cet enseignement scolaire : à la question D.2, les parents qui auraient autrement hésité se sont plutôt déclarés en faveur de l’un des types d’enseignement (et pourquoi pas nommément pour «l’enseignement culturel» dont le libellé de la question reprenait l’objectif mentionné auparavant…) Comme autre facteur explicatif, il ne faut évidemment pas écarter le fait que les répondants soient ici des parents.

Le sondage 2004-1 (du Centre de recherche et d’infirmation sur le Canada) offre les résultats sur une question, et l’on interprète les 52% qui ont opté pour «dans les écoles publiques, on devrait renseigner les enfants sur toutes les grandes religions du monde» comme la «proportion de la population préférant un enseignement culturel de la religion» (Tableaux 1 et 3). Encore là, il ne s’agit pas d’une forte majorité, mais dans la tendance ressortie par le CSE, il s’agit tout de même d’une confirmation bienvenue. Est-il justifié d’associer ainsi cette réponse à l’enseignement culturel de la religion? Personnellement, je nourrissais certains doutes à cet égard car je me situais à la place de quelqu’un qui avait à répondre à ce sondage et qui pouvait penser que cela se faisait déjà dans les cours d’enseignement religieux catholiques et protestant. C’est pourquoi j’ai communiqué avec la responsable du sondage au CRIC, Mrs Gina Bishop, alors coordonnatrice de projets de recherche à cet organisme fédéral. Voici en quels termes je lui ai expliqué le problème en lui exposant l’essentiel du contexte:


«Vous le savez sans doute, les données du CRIC ont été parfois utilisées dans le débat actuel sur la pertinence de reconduire la clause dérogatoire permettant de maintenir l’enseignement moral et religieux confessionnel au Québec. Par exemple, on a interprété le fort pourcentage de parents qui désirent «l’enseignement de toutes les religions» comme étant une preuve que les parents ne tenaient pas tellement au cours d’enseignement religieux confessionnel pour leur enfant. Voici l’extrait d’une lettre publiée le 9 décembre dans Le Devoir :

«À la défense d'un enseignement religieux confessionnel, on avance souvent le choix majoritaire exercé par les parents. Il est vrai que, au primaire, près de 80 % des parents optent pour l'enseignement religieux. Il ne faudrait toutefois pas en conclure que c'est là la préférence absolue des parents.
Un sondage mené en juin 2004 par le Centre de recherche et d'information sur le Canada apporte un autre éclairage. À la question portant sur l'enseignement de la religion dans les écoles publiques, une majorité de Québécois souhaiteraient qu'on «renseigne les enfants sur toutes les grandes religions du monde» alors que seulement 19 % souhaitent qu'on «enseigne aux enfants seulement la religion chrétienne parce que c'est celle à laquelle adhère la majorité des gens de ce pays».

Compte tenu que les programmes actuels d’enseignement moral et religieux catholique et protestant comportent depuis une dizaine d’années un important volet sur l’ouverture aux autres religions, est-il possible qu’une partie des parents aient répondu qu’ils préféraient un enseignement sur «toutes les religions» en ayant en tête que leur enfant l’avaient déjà dans le programme d’enseignement religieux confessionnel qu’ils avaient éventuellement choisi? Lors de l’interview, certains répondants ont-ils fait des commentaires ou demandé des explications sur cet aspect ? Si oui, aviez-vous une consigne de réponse à donner pour assurer que les répondants comprennent la même chose?»


Le 3 mars 2005, elle m’envoyait cette réponse sur les questions soulevées (nous nous étions entendus pour nous écrire chacun dans sa langue maternelle) :

«It's always difficult to know what people are thinking about when they answer survey questions, but what you propose could be true. We do not have any information about any other commentaries parents made about that question, or any other question unfortunately. I can also tell you that we had not requested that an explanation be given if there was confusion over the question, as we did not foresee that there would be any confusion» (Nous avons souligné)


On peut alors douter de l’interprétation unilatérale retenue par le CSE, telle que représentée dans les tableaux 1 et 4. Mais celui-ci n’est pas le seul à avoir ainsi réduit l’interprétation de cette réponse à la catégorie d’un programme unique et commun d’enseignement culturel de la religion. Dans un document d‘information fort bien élaboré par d’ailleurs, la Fédération des comités de parents du Québec a également cité dans le même sens les résultats du sondage du CRIC : L’enseignement religieux confessionnel dans les écoles publiques du Québec : Des choix à faire suite à l’échéance de la clause dérogatoire en juin 2005 (p.13). Il n’y a que ces mêmes résultats de sondage du CRIC de présentés pour décrire les «points de vue des citoyens» dans la section «Éléments de la situation actuelle». Publié en janvier 2005, ce document était destiné à nourrir la réflexion sur la consultation menée auprès des membres…

Alors, il convient de relativiser l’affirmation que, parmi les «tendances lourdes», «l’option privilégiée de façon constante par une majorité de répondants est un enseignement culturel des religions. (p.10-11). Nous ne pouvons réviser ici toutes les assertions du conseil à partir des sondages, mais plusieurs nécessiteraient pour le moins quelques bémols, particulièrement lorsqu’il est affirmé «qu’il y a également un consensus majoritaire pour un enseignement de type culturel de la religion» (p.25). S’il est justifié de tenir de telles conclusions, ce n’est certes pas à partir des données empiriques exploitées.

Il demeure ainsi que seuls les sondages de 1999 et de 2000 laissent voir assez clairement un soutien majoritaire à «l’enseignement culturel des religions» proposé par le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école. À première vue, on a raison d’affirmer que «l’hypothèse unique d’un enseignement culturel des religions, avancée dans deux … sondages menés en 1999 et en 2000, reçoit l’aval de la majorité» (p.9) Mais pourquoi l’avis ne s’en est-il pas tenu à ce constat bien évident et lui a-t-il associé certaines données moins sûres pour faire valoir une «tendance» bien nette de l’appui populaire à un programme commun et unique de type culturel?

Il est très plausible que, dans la perspective du CSE, le défi consistait davantage à prouver «l’évolution des mentalités» entre l’an 2000 et 2005 que la pertinence juridico-politique de cesser de renouveler les clauses dérogatoires. En effet, l’avis reprend des passages significatifs de l’énoncé de politique de 2000 sur la religion à l’école, où le ministre de l’Éducation explique que la loi à venir (la loi 118) devra respecter non seulement un «repère juridique» mais également un «repère pédagogique. Il importe d’adopter en cette matière une démarche progressive qui respecte l’évolution des mentalités et des milieux» (p.3). Le Conseil expose ainsi ce qui est au cœur de ses préoccupations :

«Dans sa politique de 2000 sur la confessionnalité, le gouvernement d’alors écrivait qu’il voulait «accompagner le Québec dans son évolution socioreligieuse, sans chercher à résister à cette évolution, sans chercher non plus à la téléguider à distance du pays réel». En clair, dans l’exercice de sa responsabilité politique, il avait estimé insuffisant le consensus qui lui aurait permis de donner plein effet aux chartes, principe auquel il souscrivait par ailleurs» (p.7).

Le conseil s’emploiera donc à faire le point l’état actuel consensus à l’égard de ces questions. Et c’est pourquoi il se fait fort de conclure en déclarant qu’il «estime, à partir de l’analyse qu’il a faite de la situation, des attentes des parents et de la population, que l’évolution souhaitée s’est effectivement produite et qu’un renouvellement des clauses dérogatoires n’est plus justifié». (p.26)


Pour paraphraser la prévision exprimée dans l’avis, nous retrouverions en définitive «un portrait probablement biaisé des attentes actuelles de la population», en ce qui concerne à tout le moins le type d’enseignement souhaité. Les énoncés affirmatifs et les tableaux statistiques en couleurs ne semblent pas vraiment être fondés sur une interprétation adéquate des données utilisées. Si quelqu’un peut apporter des éléments susceptibles de corriger les remarques faites au cours de mon exposé, je serai heureux d’en prendre connaissance et de nuancer mon jugement s’il y a lieu.

Mais si la tendance ne s’avérait pas aussi forte et constante que l’affirme le Conseil dans son avis de 2005, qu’est-ce que cela peut changer? On pourrait sans doute mieux comprendre ce qui se passe actuellement dans la société quant aux difficultés relatives au nouveau programme édicté par la loi 95. Le gouvernement, influencé en cela par diverses perceptions émanant des groupes et des leaders d’opinion, aurait alors surestimé l’accueil de ce changement par la population. Ce faisant, il n’aurait pas apporté les clarifications nécessaires ou même les ajustements qui tiendraient compte des réserves plus ou moins profondes encore bien présentes dans la société. Par exemple, la campagne d’information publique qui doit bientôt s’amorcer risque de connaître des ratés si l’on présume au départ d’un haut degré d’acceptation.

Enfin, l’exercice soulève la difficulté de tenir compte de la réalité sociale dans la défense de principes et de politiques sensés constituer, en eux-mêmes, une avancée de la pensée humaine et une source de progrès pour l’ensemble de la société. Il convient de se demander si la lutte pour des valeurs universelles peut se faire uniquement au nom de ces valeurs, sans une prise en compte effective de ce qui se vit quotidiennement dans la société. Sur cette question comme sur bien d’autres, le débat de société ne saurait se méprendre sur la société en débat sans risquer de perdre de sa pertinence et de sa portée démocratique.

samedi 5 avril 2008

Lettre à la ministre Courchesne sur les manuels en ÉCR

Les éditeurs étant tenus de reprendre fidèlement les énoncés d’un programme d’études, nous risquons de nous retrouver avec de graves «irritants» conceptuels en Éthique et culture religieuse, les publications didactiques approuvées étant diffusées et utilisées dans l’ensemble du Québec. C’est pourquoi j’ai adressé une lettre à la ministre Courchesne pour lui demander de remédier à la situation. En effet, elle est la seule en mesure d'intervenir pour assurer les ajustements de contenu et de procédure qui s’imposeraient dans les circonstances actuelles. Voici le texte de cette lettre:

Québec, le 4 avril 2008

Madame Michelle Courchesne
Ministre de l'Éducation, du Loisir et du Sport
Gouvernement du Québec


Objet : Conformité du matériel didactique au programme ÉCR


Madame,

La mise en œuvre du programme Éthique et culture religieuse nécessite du matériel didactique de première qualité. D’autant plus qu’il s’agit d’une matière nouvelle et que plusieurs misent sur ce matériel pour suppléer la formation du personnel enseignant qui risque de demeurer rudimentaire en certains cas.

Déjà, grâce au Bureau d’approbation du matériel didactique, le Ministère dispose des moyens efficaces et éprouvés pour assurer la qualité des instruments pédagogiques à l’usage des enseignantes et des enseignants et de leurs élèves dans les divers programmes d’études. Les normes rigoureuses et transparentes font en sorte que le matériel pédagogique approuvé est fiable et pertinent, et l’ensemble du processus stimule la créativité tout en favorisant l’équité entre les maisons d’éditions. À ce chapitre, le modèle québécois est exemplaire.

Cependant, comme le programme ÉCR constitue une première et qu’il a dû être élaboré et approuvé dans des délais assez serrés, il se pose un problème qui mérite une attention particulière de votre part.

Avec raison, le BAMD demande une conformité exacte aux énoncés «prescriptifs» du programme qui a été approuvé (voir le critère 2 et la deuxième partie du critère 6, soit 6,2 dans les documents ministériels). Si tous et chacun se mettaient à modifier le contenu obligatoire, on risquerait de perdre ce qui a été jugé comme devant être le programme d’études à offrir aux élèves, non sans avoir nécessité d’importantes ressources pour l’élaboration, la consultation et l’implantation.

Le texte actuel du programme véhicule, sur la notion de «dialogue», une ambiguïté flagrante qui risque de semer la confusion : pour des raisons difficiles à saisir, il utilise ce terme dans un sens qui s’éloigne de l’emploi courant et surtout qui ne concorde pas avec celui que propose le programme de français. Dans le programme ÉCR, le dialogue en vient à englober un large éventail de pratiques langagières ou littéraires qui deviennent alors des «formes de dialogue», que ce soit le débat et même la narration. Dans le programme de français, le dialogue est une forme de communication parmi d’autres. On pourrait penser que le programme ÉCR se distingue en traitant le dialogue simplement en tant que valeur ou attitude, la lecture du texte nous révèle néanmoins qu’il s’agit vraiment d’une réalisation concrète qui fait appel à certains procédés très précis et plutôt techniques. Qui plus est, on réduit alors le dialogue à un exercice d’abord argumentatif, axé sur les «points de vue» élaborés et exprimés. Il est évident que la pertinence du sens accordé au terme dialogue est à juger dans l’ensemble des intentions et des aménagements du programme, ce qui dépasse le cadre de cette lettre. Là où le bat blesse, c’est dans la concordance avec le programme de français. Tout au long du primaire et du secondaire, les enseignants et les élèves seront confrontés à deux concepts divergents de «dialogue», d’autant plus que le programme ÉCR stipule que chaque SAÉ doit aborder le volet du dialogue, en lien avec un seul ou les deux autres volets. C’est dire qu’à chaque période, on réfèrera au dialogue dans un sens différent de celui utilisé lors des apprentissages en français! Un des buts du PFEQ ne consistait-il pas à instaurer plus d’interaction et de cohérence dans les apprentissages relatifs aux diverses disciplines scolaires?

Comme vous le savez, le processus de production du matériel didactique est maintenant enclenché et les règles font en sorte qu’aucun intervenant (ministériel ou éditeur) ne peut modifier le programme. J’imagine cependant que les fautes de français dans les énoncés du programme seront corrigées sans compromettre la conformité des publications soumises. Dans le texte actuel, par exemple, on a malencontreusement laissé un trait d’union à «Marie Guyart» que l’on présente parmi les personnages marquants du patrimoine religieux (sec. 1er cycle, p.81): les éditeurs auront certes l’aval du BAMD pour corriger l’inexactitude (car il ne s’agit pas de l’édifice éponyme) et ils éviteront ainsi de copier intégralement le texte officiel suivi d’un «(sic)» pour notifier qu’ils ne sont pas responsables de cette orthographe incorrecte et porteuse de confusion. Ce sera éventuellement le même réflexe de correction pour la définition «prescrite» de «l’appel au clan» (un des «procédés susceptibles d’entraver le dialogue», p. 71) : on peut y lire en effet une erreur d’accord à la fin de la phrase, «…par une personne ou un groupe de personnes jugé estimable ou non estimable». L’erreur est humaine, tout comme sa correction lorsqu’elle est possible. Mais qu’en est-il des autres écarts, sémantiques ou épistémologiques dans le cas présent, qui demanderaient à être rectifiés pour assurer la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage? À ce stade-ci, on le comprendra, un éditeur ne peut aucunement se permettre de modifier les éléments prescrits ou même de demander quelque changement de ceux-ci : ce serait agir à l’encontre des règles établies.

Face au problème d’ambivalence conceptuelle du «dialogue», il n’y a que la Ministre qui peut intervenir pour assurer les mises au point qui s’imposent. Dans le respect des procédures en place, elle peut permettre aux responsables du BAMD de recourir à un mécanisme ad hoc pour pouvoir aménager maintenant les correctifs souhaitables sans léser les éditeurs qui préféreraient, à cause de l’avancement de leurs travaux, s’en tenir à la version initiale du programme approuvé.

Je vous demande instamment de prendre en considération ma demande qui soulève un aspect délicat de l’opération en cours, j’en conviens facilement. Si les enseignants et les enseignantes ont toute la latitude voulue pour s’approprier les éléments du programme et en faire une interprétation adaptée aux élèves, en évitant les malentendus éventuels, il en est autrement des productions didactiques qui seront approuvées, notamment en fonction de leur conformité à la lettre du programme, et qui ne jouissent d’aucune marge de manœuvre à cet égard. Par contre, toute irrégularité linguistique ou sémantique du matériel publié se retrouvera dans des centaines de classes et nuira à la qualité de l’éducation à l’école.

En espérant une réponse favorable, je vous prie d’accepter, madame la ministre, l’expression de mes sentiments distingués.


Roger Girard
[...]