mercredi 9 avril 2008

En 2005, le CSE a-t-il bien interprété les sondages?

À la suite de la réaction de Jean-Pierre Proulx (dans le blogue du RAEQ) à mon billet sur les consultations montrant que le programme ÉCR était «largement souhaité par une majorité de Québécois», je suis amené à scruter également les sondages utilisés par le Conseil supérieur de l’éducation. On se rappellera que le CSE, dans son avis publié en février 2005, Pour un aménagement respectueux des libertés et des droits fondamentaux : une école pleinement ouverte à tous les élèves du Québec, fondait une partie de son argumentation sur une série de sondages concernant «les attentes relatives à l’enseignement de la religion». L’annexe 2 livre d’ailleurs le détail des réponses à neuf questions provenant de six sondages menés de 1996 à 2004. [Comme nous ne pouvons ici reproduire clairement les tableaux de l’avis, nous suggérons au lecteur de se reporter à ce texte pour bien suivre notre exposé.]

Examinons comment le CSE en arrive à ses conclusions, ou à partir de quelle lecture des sondages étudiés élabore-t-il sa vision de la situation. Quand il aborde la question de l’opinion publique, il affirme que «l’on dispose d’un certain nombre d’études ou d’enquêtes empiriques dont les résultats, constants, permettent de brosser un portrait probablement juste des attentes actuelles de la population» (p.9, les soulignés sont de nous). Quelle démarche d’analyse emprunte-t-il pour reconnaître d’emblée que les données des sondages présentent des «résultats constants»? Et sur la base du raisonnement suivi par le CSE, quel degré de «justesse» peut-on reconnaître au «portrait des attentes actuelles de la population» tel que dressé dans cet avis.

Il faut d’abord convenir que s’il est difficile d’interpréter un sondage correctement ou du moins avec une méthode qui permette d’éviter de faire dire aux résultats ce qu’ils ne disent pas, la tâche s’avère encore plus ardue et plus risquée lorsque l’on établit des liens entre plusieurs sondages. En fait, cette pratique s’est surtout développée avec les sondages d’élection et, en raison de la simplicité des options en cause (candidats, partis), elle a connu du succès, acquérant même un certain statut scientifique. Mais dans le domaine qui nous occupe, les opinions exprimées réfèrent à des significations souvent divergentes sinon équivoques des questions soumises et du contexte en cause. Il est possible que le présent avis, dans le sillage des représentations sociales qui prévalaient, se soit engagé dans une opération interprétative avec une assurance que ne permettait pas la nature des données disponibles. Tout porte à croire que les membres du Conseil, captivés par les prises de position appuyées sur d’autres facteurs, ne se soient pas suffisamment attardés aux diverses possibilités d’interprétation que pouvaient susciter les données utilisées.

La principale faiblesse pourrait être d’avoir amalgamé des éléments dissemblables pour ne conserver que la notion «enseignement culturel des religions». En effet, bien que les sondages de 1999 et de 2000 réfère explicitement à cet enseignement, les autres sondages posent des questions qui n’impliquent pas nécessairement que les répondants ont signifié ce type d’enseignement commun, unique et obligatoire.

Le sondage de 1996 posait cette question :

«Seriez-vous favorable à ce que chaque école du primaire et du secondaire… [en 3e choix] donne à tous les élèves une éducation morale et civique avec une initiation aux traditions religieuses ?» Il est à noter que les deux premiers choix parlaient «d’enseignement,,,» et non «d’éducation…» Parmi les 65% a avoir opté pour cette réponse, on ne peut s’empêcher de présumer qu’un certain nombre a manifesté son accord en pensant que cela se faisait déjà à l’école ou pouvait facilement se réaliser à travers diverses activités ne nécessitant pas un nouveau programme (en particulier, les programmes d’enseignement moral et religieux catholiques ou protestants comportaient un volet d’ouverture à la diversité religieuse). Dans les tableaux 1 et 3, on attribue pourtant à ce 65% un choix pour un «type d’enseignement culturel» ou pour «l’enseignement culturel de la religion».

Le sondage de 1998 livre deux questions. La question D.2, en évoquant la possibilité «d’offrir un enseignement culturel, donnant des connaissances générales sur les différentes religions» obtient un taux 45%. Ce n’est pas majoritaire (l’avis n’attire d’ailleurs pas l’attention là-dessus), mais c’est une proportion importante. Le problème est de savoir ce que les 2234 répondants ont saisi en entendant «enseignement culturel». La structure de la question situait vraiment cette option au même titre que les programmes d’enseignement religieux confessionnels, mais le terme était tout de même peu courant sur la place publique, laissant ainsi un éventail d’interprétations vraisemblables. Lors de l’administration d’un questionnaire d’enquête, il n’est pas prévu ni permis de donner des explications sur les termes utilisés lorsque les gens ne sont pas sûrs de bien comprendre. On ne peut passer sous silence les résultats de l’autre question, qui a certes été posée auparavant, puisqu’elle porte le numéro C.2g. Une question plus générale, sur les objectifs d’enseignement de la religion. On demandait alors de se prononcer sur l’objectif de faire connaître à son enfant «les différentes religions présentes dans notre société», ce qui constitue une visée majeure de l’enseignement culturel mais que les répondants semblent accoler aussi aux autres types de cours puisque 88% se sont dits «tout à fait d’accord» et «plutôt d’accord» : ce taux correspond au total de ceux qui se sont dits favorables à l’un ou l’autre des types d’enseignement proposé en D.2. Un croisement des réponses permettrait de le vérifier.

La séquence de ces deux questions du sondage de 1998 peut éventuellement expliquer que c’est à ce sondage que nous relevons le plus faible taux de répondants opposés à tout enseignement sur la religion, comparativement à ceux de 2004 (cf. Tableau 4). La question C.2g, étant plus générale et faisant référence à un objectif hautement significatif de l’enseignement de la religion, peu importe sa formule, aura sans doute eu l’effet d’une sensibilisation à l’importance de cet enseignement scolaire : à la question D.2, les parents qui auraient autrement hésité se sont plutôt déclarés en faveur de l’un des types d’enseignement (et pourquoi pas nommément pour «l’enseignement culturel» dont le libellé de la question reprenait l’objectif mentionné auparavant…) Comme autre facteur explicatif, il ne faut évidemment pas écarter le fait que les répondants soient ici des parents.

Le sondage 2004-1 (du Centre de recherche et d’infirmation sur le Canada) offre les résultats sur une question, et l’on interprète les 52% qui ont opté pour «dans les écoles publiques, on devrait renseigner les enfants sur toutes les grandes religions du monde» comme la «proportion de la population préférant un enseignement culturel de la religion» (Tableaux 1 et 3). Encore là, il ne s’agit pas d’une forte majorité, mais dans la tendance ressortie par le CSE, il s’agit tout de même d’une confirmation bienvenue. Est-il justifié d’associer ainsi cette réponse à l’enseignement culturel de la religion? Personnellement, je nourrissais certains doutes à cet égard car je me situais à la place de quelqu’un qui avait à répondre à ce sondage et qui pouvait penser que cela se faisait déjà dans les cours d’enseignement religieux catholiques et protestant. C’est pourquoi j’ai communiqué avec la responsable du sondage au CRIC, Mrs Gina Bishop, alors coordonnatrice de projets de recherche à cet organisme fédéral. Voici en quels termes je lui ai expliqué le problème en lui exposant l’essentiel du contexte:


«Vous le savez sans doute, les données du CRIC ont été parfois utilisées dans le débat actuel sur la pertinence de reconduire la clause dérogatoire permettant de maintenir l’enseignement moral et religieux confessionnel au Québec. Par exemple, on a interprété le fort pourcentage de parents qui désirent «l’enseignement de toutes les religions» comme étant une preuve que les parents ne tenaient pas tellement au cours d’enseignement religieux confessionnel pour leur enfant. Voici l’extrait d’une lettre publiée le 9 décembre dans Le Devoir :

«À la défense d'un enseignement religieux confessionnel, on avance souvent le choix majoritaire exercé par les parents. Il est vrai que, au primaire, près de 80 % des parents optent pour l'enseignement religieux. Il ne faudrait toutefois pas en conclure que c'est là la préférence absolue des parents.
Un sondage mené en juin 2004 par le Centre de recherche et d'information sur le Canada apporte un autre éclairage. À la question portant sur l'enseignement de la religion dans les écoles publiques, une majorité de Québécois souhaiteraient qu'on «renseigne les enfants sur toutes les grandes religions du monde» alors que seulement 19 % souhaitent qu'on «enseigne aux enfants seulement la religion chrétienne parce que c'est celle à laquelle adhère la majorité des gens de ce pays».

Compte tenu que les programmes actuels d’enseignement moral et religieux catholique et protestant comportent depuis une dizaine d’années un important volet sur l’ouverture aux autres religions, est-il possible qu’une partie des parents aient répondu qu’ils préféraient un enseignement sur «toutes les religions» en ayant en tête que leur enfant l’avaient déjà dans le programme d’enseignement religieux confessionnel qu’ils avaient éventuellement choisi? Lors de l’interview, certains répondants ont-ils fait des commentaires ou demandé des explications sur cet aspect ? Si oui, aviez-vous une consigne de réponse à donner pour assurer que les répondants comprennent la même chose?»


Le 3 mars 2005, elle m’envoyait cette réponse sur les questions soulevées (nous nous étions entendus pour nous écrire chacun dans sa langue maternelle) :

«It's always difficult to know what people are thinking about when they answer survey questions, but what you propose could be true. We do not have any information about any other commentaries parents made about that question, or any other question unfortunately. I can also tell you that we had not requested that an explanation be given if there was confusion over the question, as we did not foresee that there would be any confusion» (Nous avons souligné)


On peut alors douter de l’interprétation unilatérale retenue par le CSE, telle que représentée dans les tableaux 1 et 4. Mais celui-ci n’est pas le seul à avoir ainsi réduit l’interprétation de cette réponse à la catégorie d’un programme unique et commun d’enseignement culturel de la religion. Dans un document d‘information fort bien élaboré par d’ailleurs, la Fédération des comités de parents du Québec a également cité dans le même sens les résultats du sondage du CRIC : L’enseignement religieux confessionnel dans les écoles publiques du Québec : Des choix à faire suite à l’échéance de la clause dérogatoire en juin 2005 (p.13). Il n’y a que ces mêmes résultats de sondage du CRIC de présentés pour décrire les «points de vue des citoyens» dans la section «Éléments de la situation actuelle». Publié en janvier 2005, ce document était destiné à nourrir la réflexion sur la consultation menée auprès des membres…

Alors, il convient de relativiser l’affirmation que, parmi les «tendances lourdes», «l’option privilégiée de façon constante par une majorité de répondants est un enseignement culturel des religions. (p.10-11). Nous ne pouvons réviser ici toutes les assertions du conseil à partir des sondages, mais plusieurs nécessiteraient pour le moins quelques bémols, particulièrement lorsqu’il est affirmé «qu’il y a également un consensus majoritaire pour un enseignement de type culturel de la religion» (p.25). S’il est justifié de tenir de telles conclusions, ce n’est certes pas à partir des données empiriques exploitées.

Il demeure ainsi que seuls les sondages de 1999 et de 2000 laissent voir assez clairement un soutien majoritaire à «l’enseignement culturel des religions» proposé par le Groupe de travail sur la place de la religion à l’école. À première vue, on a raison d’affirmer que «l’hypothèse unique d’un enseignement culturel des religions, avancée dans deux … sondages menés en 1999 et en 2000, reçoit l’aval de la majorité» (p.9) Mais pourquoi l’avis ne s’en est-il pas tenu à ce constat bien évident et lui a-t-il associé certaines données moins sûres pour faire valoir une «tendance» bien nette de l’appui populaire à un programme commun et unique de type culturel?

Il est très plausible que, dans la perspective du CSE, le défi consistait davantage à prouver «l’évolution des mentalités» entre l’an 2000 et 2005 que la pertinence juridico-politique de cesser de renouveler les clauses dérogatoires. En effet, l’avis reprend des passages significatifs de l’énoncé de politique de 2000 sur la religion à l’école, où le ministre de l’Éducation explique que la loi à venir (la loi 118) devra respecter non seulement un «repère juridique» mais également un «repère pédagogique. Il importe d’adopter en cette matière une démarche progressive qui respecte l’évolution des mentalités et des milieux» (p.3). Le Conseil expose ainsi ce qui est au cœur de ses préoccupations :

«Dans sa politique de 2000 sur la confessionnalité, le gouvernement d’alors écrivait qu’il voulait «accompagner le Québec dans son évolution socioreligieuse, sans chercher à résister à cette évolution, sans chercher non plus à la téléguider à distance du pays réel». En clair, dans l’exercice de sa responsabilité politique, il avait estimé insuffisant le consensus qui lui aurait permis de donner plein effet aux chartes, principe auquel il souscrivait par ailleurs» (p.7).

Le conseil s’emploiera donc à faire le point l’état actuel consensus à l’égard de ces questions. Et c’est pourquoi il se fait fort de conclure en déclarant qu’il «estime, à partir de l’analyse qu’il a faite de la situation, des attentes des parents et de la population, que l’évolution souhaitée s’est effectivement produite et qu’un renouvellement des clauses dérogatoires n’est plus justifié». (p.26)


Pour paraphraser la prévision exprimée dans l’avis, nous retrouverions en définitive «un portrait probablement biaisé des attentes actuelles de la population», en ce qui concerne à tout le moins le type d’enseignement souhaité. Les énoncés affirmatifs et les tableaux statistiques en couleurs ne semblent pas vraiment être fondés sur une interprétation adéquate des données utilisées. Si quelqu’un peut apporter des éléments susceptibles de corriger les remarques faites au cours de mon exposé, je serai heureux d’en prendre connaissance et de nuancer mon jugement s’il y a lieu.

Mais si la tendance ne s’avérait pas aussi forte et constante que l’affirme le Conseil dans son avis de 2005, qu’est-ce que cela peut changer? On pourrait sans doute mieux comprendre ce qui se passe actuellement dans la société quant aux difficultés relatives au nouveau programme édicté par la loi 95. Le gouvernement, influencé en cela par diverses perceptions émanant des groupes et des leaders d’opinion, aurait alors surestimé l’accueil de ce changement par la population. Ce faisant, il n’aurait pas apporté les clarifications nécessaires ou même les ajustements qui tiendraient compte des réserves plus ou moins profondes encore bien présentes dans la société. Par exemple, la campagne d’information publique qui doit bientôt s’amorcer risque de connaître des ratés si l’on présume au départ d’un haut degré d’acceptation.

Enfin, l’exercice soulève la difficulté de tenir compte de la réalité sociale dans la défense de principes et de politiques sensés constituer, en eux-mêmes, une avancée de la pensée humaine et une source de progrès pour l’ensemble de la société. Il convient de se demander si la lutte pour des valeurs universelles peut se faire uniquement au nom de ces valeurs, sans une prise en compte effective de ce qui se vit quotidiennement dans la société. Sur cette question comme sur bien d’autres, le débat de société ne saurait se méprendre sur la société en débat sans risquer de perdre de sa pertinence et de sa portée démocratique.

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