jeudi 14 février 2008

Les limites du dialogue argumentatif en ÉCR


Le nouveau programme Éthique et culture religieuse, obligatoire dans toutes les écoles du Québec en septembre prochain, ne laisse personne indifférent. Pensons à l’émoi médiatique causé par les questions du chef de l’ADQ au premier ministre en décembre et les vives préoccupations alors exprimées par divers acteurs sociaux et politiques. Moratoire refusé évidemment, mais qu’en est-il de la demande de la chef du deuxième parti d’opposition de scruter en commission parlementaire la teneur de ce programme? Il est utile de le rappeler, à la différence de la loi 95 qui l’a instauré, ce dernier n’a pas été entériné par l’Assemblée nationale : il n’était même pas encore rédigé. Si l’offre de la ministre de l’Éducation de faire une présentation approfondie du programme aux députés est acceptée, ils pourront alors sans doute constater qu’au-delà de la répartition mathématique des informations reliées aux multiples religions et visions séculières, c’est la manière de traiter celles-ci qui doit être examinée avec soin. Pour les élus comme pour les parents et le personnel enseignant, la qualité éducative devrait primer sur toute autre considération. Il ne suffit pas de voter des orientations, il importe de veiller à leur réalisation effective.

La lecture du programme révèle toutefois certaines difficultés qui risquent de compromettre la valeur des apprentissages des élèves. En prendre conscience dès maintenant ne peut qu’aider à mieux gérer son implantation et son application, en apportant les précisions et les ajustements au besoin.

Le dialogue : compétence charnière

Le programme vise essentiellement trois compétences : «réfléchir sur des questions éthiques», «manifester une compréhension du phénomène religieux», «pratiquer le dialogue». Ces compétences disciplinaires constituent le cœur du programme du début du primaire à la fin du secondaire. Celle touchant le dialogue acquiert cependant une importance prépondérante: «En éthique et culture religieuse, [les situations d’apprentissage et d’évaluation] ont ceci de particulier qu’elles doivent toujours faire appel à la compétence à pratiquer le dialogue… Peu importe l’étendue d’une situation ou les combinaisons de thèmes et d’éléments de contenu envisagées, la compétence relative à la pratique du dialogue reste le pivot autour duquel doivent s’organiser les apprentissages» (p.19-20). De toute évidence, ce programme fait du dialogue sa référence fondamentale, son axe intégrateur, son apport le plus attrayant… Et qui doutera de l’importance de savoir «pratiquer le dialogue» dans un monde traversé de conflits de toutes sortes et marqué par la divergence des opinions et des vérités admises?

Une notion mal définie

La mise en œuvre d’apprentissages sur le dialogue nécessite au départ d’avoir une idée claire de ce «dialogue», car les énoncés de valeurs et les slogans ne suffiront pas à bien orienter et à nourrir des interventions pédagogiques efficaces. Malheureusement, les données du programme s’avèrent bien vagues à cet égard. Nulle présentation précise de ce que le programme entend par le terme «dialogue», qui ne figure d’ailleurs pas parmi les neuf «notions et concepts» exposés pour faciliter une «pratique rigoureuse du dialogue»(p.58). Les indices de définition relevés conduisent à penser que le programme propose seulement ce que l’on peut appeler un «dialogue argumentatif». Bien que l’exposé sur le «sens de la compétence» laissait entrevoir une approche plus large en évoquant «deux dimensions interactives : la délibération intérieure et l’échange d’idées avec les autres» (p.42), les explications sur les «composantes», «critères d’évaluation» et «attentes de fin de cycle» se cantonnent dans une seule dimension et ne concernent que «le point de vue» à élaborer et à exprimer. Il y a bien quelques allusions aux sentiments et aux perceptions, ces expressions demeurent néanmoins faiblement exploitées étant donné que c’est la réflexion sur «l’objet du dialogue» qui compte. Quant aux «conditions favorables», faute d’un aménagement articulé, elles ne serviront éventuellement qu’à inspirer de simples commentaires plus ou moins moralisateurs sur le déroulement des échanges.

Le programme véhicule étrangement une acception très large du mot «dialogue», jusqu’à en faire pour ainsi dire un synonyme de «communication». Diverses situations d’interaction verbale y deviennent des «formes de dialogue», même la «narration» en fait partie. À l’encontre de l’usage courant, on assimile ce qui relève de l’échange interpersonnel à des pratiques discursives plus structurées telles l’entrevue, la délibération, le débat… Pour plus de clarté dans le programme et dans l’ensemble du curriculum, il aurait fallu se reporter à la terminologie du programme de français au secondaire qui distingue le dialogue des autres communications interactives comme la discussion en sous-groupe, l’échange en grand groupe, la table ronde, l’entretien critique, etc.

Un moyen pédagogique plus qu’une intention éducative axée sur l’élève

Comment expliquer pareille extension de la notion de dialogue? Et cette révocation du caractère engagé et attentif reconnu à toute communication que l’on nomme «dialogue»?

Avançons l’hypothèse suivante: la compétence «pratiquer le dialogue» aurait été retenue d’abord pour sa fonction d’auxiliaire des deux autres. Elle joue implicitement un rôle de moyen pédagogique et elle ne constitue pas une compétence disciplinaire vraiment spécifique, le recours au dialogue étant déjà amplement prôné en éducation. De plus, «l’objet du dialogue» sur lequel est arrimé l’apprentissage de cette compétence reprend à coup sûr un élément de contenu des volets éthique ou religieux : il ne signifie en rien quelque chose qui émanerait de l’expérience de l’élève. Celui-ci sera mis en contexte de dialogue tel que présenté par le programme quasi exclusivement pendant ses cours en cette matière. Dans la vie, on ne commence pas par déterminer «l’objet de dialogue», puisque c’est le plus souvent au fil de celui-ci qu’émerge ce qui fait problème ou ce qui paraît susceptible d’être élucidé par l’échange. En définitive, surtout s’il est informel, ce sont les personnes elles-mêmes qui sont «objet» du dialogue, et qui accèdent ainsi à leur condition de «sujet», selon une perspective philosophique de l’altérité. Les «moyens» pour élaborer et pour interroger un point de vue, tels que pratiqués en classe (description, comparaison, synthèse, jugement de préférence et de prescription, etc.), s’avèreront plutôt inutiles voire nuisibles dans une situation concrète faisant appel au dialogue, car celui-ci nécessite une base d’empathie, tel que le montrent notamment l’éducation interculturelle et les processus de résolution de conflits.

De lourdes conséquences

Avec cette compétence problématique, les éléments en éthique et culture religieuse qui rejoignent les intérêts et les questions des élèves risquent d’être ramenés à un exercice d’argumentation formelle qui n’aura du dialogue que le nom. D’un autre côté, il faut penser à la déception prévisible chez les enseignantes et les enseignants qui ont acquis une certaine expertise dans le dialogue moral promu par le programme antérieur et dans l’approche narrative cultivée en plusieurs milieux.

Par ailleurs, les lacunes concernant la compétence «pivot» illustrent comment le programme délaisse le « développement personnel » auquel il est malgré tout destiné dans le Programme de formation de l’école québécoise. Rappelons que, lors de sa recommandation à la Ministre d’approuver le programme, le Comité-conseil des programmes d’études demandait comme première correction de «situer explicitement le programme dans le domaine d’apprentissage du développement personnel ». Or, la dernière version ne comporte aucun ajout en ce sens.

Il faut espérer que les 440 formateurs et 13 équipes régionales qui s’emploient actuellement à « implanter » le programme fassent preuve d’un véritable esprit de dialogue et permettent aux enseignants et aux enseignantes de se l’approprier avec professionnalisme, particulièrement en offrant l’occasion de porter un jugement sur l’ensemble du nouveau programme et sur la teneur des interventions éducatives proposées.


Roger Girard
Ex-enseignant et chercheur en éducation

roger.girard.1@ulaval.ca

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